Gaume Jazz Festival 2019

Qu’il est difficile de résumer un festival aussi dense et surprenant que celui du Gaume Jazz.

Trois jours qui couronnent un grosse semaine de stages pour les jeunes, des rencontres, des résidences et des partages. Eh oui, c’est cela aussi l’objectif des Jeunesses Musicales du Luxembourg belge : faire affleurer le sens de l’art et des musiques de jazz aux plus jeunes. Du coup, musiciens, plasticiens, artistes et bénévoles ne ménagent pas leurs efforts pour exciter cet esprit créatif qui sommeille en chacun de nous et qui ne demande qu’à s’exprimer. C’est une fenêtre sur un monde bien plus humain, bien plus juste et bien plus respectueux des uns et des autres. C’est un pari sur l’avenir, en quelque sorte.

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Pour le moment, retour au « festival » proprement dit. Vendredi 9 août, entre les gouttes et la grosse drache, Esinam ouvre la 35ème édition. Elle jouera deux fois trente minutes sur la scène du beau parc du château de Rossignol.

La flûtiste, percussionniste et chanteuse envoûte le public qui se presse devant le podium (avant d’aller s’abriter le temps d’une grosse averse sous les tentes qui parsèment le parc). Des mélodies à la flûte, des loops, des chants incantatoires et lancinants, des grooves et des danses tribales s’entremêlent à l’infini. Seule sur scène, elle électrise et captive le public. J’en ai déjà parlé plusieurs fois sur ce blog, mais on est toujours étonné de la facilité avec laquelle elle maîtrise ces différents rythmes pour rendre l’ensemble fluide et dansant et poignant. En quelques secondes, on passe d’un balancement langoureux et inquiétant (« Birds Fly Under This Heavy Sky ») à une danse frénétique (« Gavoé ») qu’elle attise avec son tama. Esinam, c’est à chaque fois une nouvelle expérience.

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Sur la grande scène du chapiteau, Whocat, emmené par la chanteuse et guitariste Sara Moonen (qui attend un heureux événement), propose une musique hybride qui peut trouver sa place aussi bien à Esperanzah qu’à l’AB ou ici en Gaume. Whocat allie rock, soul folk ou pop teinté de jazz (comme sur ce bluesy « Two Steps Back », à la structure évolutive qui s’ouvre à de belles impros). L’énergie et l’esprit « solaire », tant dans les compositions que dans la prestation, sont très communicatifs. Les riffs de guitare de Benoit Minon s’entortillent efficacement aux lignes fermes de la contrebasse de Joris Lindemans et au jeu souple du batteur Davy Palumbo. « Liar » et « All Good », donnent la pêche alors que l’intimiste et cafardeux « Bournonville » nous ramène les pieds sur terre. Un set très accrocheur, une musique intelligente, bien ficelée et dense, bref, une bien belle découverte.

Pour clôturer cette première journée, c’est la mythique et toujours fringante Rhoda Scott qui monte sur la scène d’un chapiteau comble avec son Lady Quartet. L’organiste installe vite de la connivence entre elle et le public. Et sur scène, c’est l’évidence aussi. L’amour, l’humour, le respect, l’interaction et la complicité, tout y est. Et l’énergie du jeu aussi. Les compos soul (« Rhoda’s Delight ») et des ballades tendres (« Valse à Charlotte » ou le merveilleux « Que reste-il de nos amours ? ») laissent de beaux espaces aux solos de Lisa Cat-Bero ou de Sophie Alour (sur « R&R », notament). Et puis il y a du swing, plein de swing, propulsé par Rhoda elle-même et avivé par le drumming sobre mais claquant de Julie Saury. Ça sonne et c’est bon ! Rhoda Scott présente tous ses morceaux avec l’humour qu’on lui connaît, et ses musiciennes avec une bienveillance presque maternelle. Et puis ça repart avec « Moanin’ », plus enflammé que jamais, suivi par le funky « I Wanna Move », avant que le quartette ne fasse chanter toute la salle sur l’inévitable « What I’d Say ». Plaisir, grâce et entrain pour une belle et vraie fête du jazz.

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Samedi, le soleil est revenu mais le vent est bien présent aussi qui fait claquer fortement la toile du chapiteau sur ses montants. Les enfants courent et jouent sur les grandes étendues d’herbe et Toine Thys nous présente les fruits de sa résidence et de sa carte blanche offerte par le festival. Le saxophoniste s’est donc entouré du oudiste égyptien Ihab Radwan, de Simon Leleux (perc), Annemie Osbourne (violoncelle) et de Harmen Fraanje au piano.

Et il a appelé ce projet Oversea’s. Comme son nom l’indique, la musique est autant inspirée de l’Orient et de l’Afrique que du jazz et du classique européen. C’est un beau voyage plein de réflexions, de rires et de découvertes. Le soprano ondule sur le sensuel et dansant « Memories Of The Trees », la clarinette basse épouse le chant aérien du oud sur une composition intimiste de Ihab Radwan. Les percussions de Simon Leleux contrastent ou se marient superbement bien avec le jeu parfois fougueux mais toujours élégant de Annemie Osbourne. Puis, ça vit, ça court et ça virevolte avec « Istanbul Streets Kids » et puis ça rêve à nouveau. Fidèle à son style, Toine Thys présente avec détachement et beaucoup d’humour au second degrés, les thèmes écrits avec beaucoup de sensibilité et de poésie. L’équilibre parfait en somme. Beau Moment.

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Le piano solo est un exercice redoutable et sans filet. C’est pourtant le défi que Eve Beuvens a décidé de relever. Devant un public nombreux et attentif, la pianiste débute en délicatesse et sobriété. Indiciblement, la mélodie se densifie, semble mûrir et devenir de plus en plus lumineuse. Entre impro et écriture, le paysage se définit. De légers ostinato contrebalancent des mélodies tantôt romantiques, tantôt rythmiques. On fait le pont entre la chaleur du sud et la rigueur du grand nord. Le toucher est tellement aérien qu’il rend l’ensemble presque élégiaque. On a l’impression de voler au ras d’un lac calme parsemé de nénuphars. Mais quand il faut faire gronder le piano, Eve Beuvens sait y faire. Elle explore alors des aspects plus contemporains (voire presque abstraits) du jazz, avant de revenir, comme un leitmotiv, à « Caravan » qu’elle jouera de différentes façons tout au long du concert. Il y aura encore « Coffee With Ludmina », « Soli » ou encore un merveilleux « Crepuscule With Nellie » pour parfaire un beau patchwork, très cohérent, de la personnalité, de la sensibilité et des points d’intérêts de l’artiste. Une belle réussite.

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Comme il m’est impossible de rentrer dans la petite salle, archi-comble, pour assister au concert de Arthur Possing, je profite du parc, des glaces et de l’Orval avant d’aller écouter le belge à Rio : Greg Houben. Poésie, douceur, humour, voilà le menu que propose le trompettiste, entouré de Cédric Raymond aux claviers et Lorenzo Di Maio à la guitare. Greg installe son nid douillet, met les gens à l’aise, raconte son histoire et son amour du Brésil. Il se partage entre trompette (un peu) et chant (beaucoup). Nonchalance, balancements sensuels, ritournelles chaleureuses, textes non dénués de sens ni d’humour, mine de rien, Greg Houben fait passer des messages (« Banksters », « Coco »…). Il a aussi le sens du spectacle et de la mise en scène (son Corcovado en contre-jour est drôle et touchant à la fois). Alors ça danse et ça ondule, ça fait un petit clin d’œil à Chet et Pelzer (« J’arrive aujourd’hui »), à Jobim, à Liège, à l’Afrique, au fric…

On se presse à nouveau devant le petite salle pour aller écouter la flûtiste franco-syrienne Naïssam Jalal. La salle est archi-comble et le public est silencieux, très attentif. Même la musicienne semble impressionnée et se sent obligée de mettre à l’aise l’auditoire avec quelques mots apaisants. Il faut dire que la musique est méditative, profonde et chargée d’intensité. La flûtiste, qui chante autant qu’elle ne souffle, est soutenue magnifiquement par Claude Tchamitchian à la contrebasse et Andy Emler au piano. Naïssam Jalal nous laisse le temps de prendre conscience de notre corps, de notre esprit, de notre âme. Mais aussi de la terre, de l’eau et de l’air qui nous entoure. C’est doux comme une fragrance inconnue, comme un vent venu du désert. Mais l’air est aussi chargé de témoignages douloureux, de messages humanistes et d’appels à la paix. Naïssam Jalal les délivre à la flûte traversière ou au ney avec la même grâce. Les notes distillées avec parcimonie et justesse par Andy Emler au piano se conjuguent parfaitement à celles de la contrebasse, éblouissante, de Claude Tchamitchian. Le jeu est à la fois solide et ferme ou parfois simplement susurré et caressant. Le temps est suspendu et on se laisse bercer. Naïssam Jalal prend le temps aussi de contextualiser ses chansons pour encore mieux nous emmener dans un voyage mystique, mystérieux et plein d’authenticité. Pendant une heure, nous étions ailleurs. Simplement magique et magnifique.

Il faut reprendre ses esprits et redescendre sur terre.
Le chanteur et guitariste brésilien Lenine est sur la grande scène scène avec Martin Fonde au bandonéon. Le mélange de jazz folk, de pop sud-américaine et de chansons engagées, est délivré avec enthousiasme et énergie… Mais je préfère garder le sentiment de plénitude du concert précédent et, pour ne pas le casser trop vite, je fais l’impasse sur le concert du brésilien cette fois-ci.

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Dimanche est encore une grosse journée.

Après avoir, le matin, gambadé dans la campagne gaumaise en compagnie du trompettiste Laurent Blondiau qui jouait avec l’air, le vent, les pierres et les œuvres d’art (au Centre d’Art Contemporain à Buzenol), j’étais de retour, l’après-midi, dans la petite salle, toujours pleine à craquer, pour écouter Lynn Cassiers et son projet « Yun ». La musique de la chanteuse est sans concession, unique et très personnelle. Lynn triture et transforme sa voix via de multiples filtres et effets qu’elle maîtrise avec talent pour revisiter les standards de jazz… à sa façon. C’est-à-dire que, parfois (souvent même), il faut se creuser la tête pour reconnaître l’air auquel il appartient. Lynn et ses amis en extraient le suc, le parfum et l’esprit pour recréer, par exemple « Crazy He Calls Me » ou « You’ve Changed » de Billie Holiday ou « I Love You » de Cole Porter. La musique est complexe et prend des chemins tortueux. L’atmosphère étrange, entre rêve apaisé et agité, se densifie sous les doigts agiles d’Erik Vermeulen au piano et les nappes électro de Jozef Dumoulin. On improvise avec ingéniosité et on expose un semblant de thème pour laisser le saxophoniste Sylvain Debaisieux (qui remplaçait Bo Van Der Werf) inventer et s’envoler. Les drums (Marek Patrman) et la contrebasse (Manolo Cabras) accentuent le côté fragile et incertain de l’ensemble plutôt que – ce que ferait un groupe « normal » –  d’ancrer la musique ou le tempo. Ici, la liberté est primordiale et la réussite de l’entreprise ne tient que par la confiance mutuelle entre les musiciens. Et ça marche. Et c’est toujours aussi fascinant.

Juste le temps d’écouter un peu (pas assez) Rudy Mathey qui explore, à la clarinette, clarinette basse et contrebasse, les musiques venues de tous les horizons (hip hop, électro, médiéval, jazz, rock…). Le batteur Alain Deval (toujours prêt à sauter dans de nouvelles aventures) lui donne la réplique. On pense (du moins pour ce que j’en ai entendu) à Louis Sclavis ou Octurn peut-être. Je reprendrais bien volontiers un peu plus de temps une prochaine fois pour (re)découvrir cet intéressant saxophoniste… A suivre donc.

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En attendant, retour sous le chapiteau pour écouter OTTLA drivé par Bert Dockx. Plutôt que de mélanger jazz et rock (ou inversement) le guitariste préfère juxtaposer les univers. Quand c’est jazz, ça swing et ça improvise franchement (Frans Van Isacker et Thomas Jillings bataillent ferme) et quand c’est rock, ça envoie de lourd, (attitudes de guitare hero, riffs puissants à la limite du psyché et du larsen de Bert Dockx, drumming furieux (ils s’y mettent à deux : Louis Evrard et Yannick Dupont) et basse grondante (Nicolas Rombouts). Parfois aussi, OTTLA balance des moments plus planants, en mettant en avant le côté western folk dans l’esprit de Dans Dans (l’autre groupe du leader). On explore surtout le côté abrasif du jazz, un peu à la Lounge Lizards, avec du Monk ou du Coltrane. Un dosage explosif de musiques exigeantes et accessibles à la fois. Secouant.

A l’église, il n’y avait qu’un seul concert cette année : celui du duo Gábor Gadó et Laurent Blondiau. Le trompettiste sonne presque classique, dans la lignée d’un Maurice André, tandis que Gábor Gadó joue quasi sans effet et profite de l’acoustique de l’édifice. La musique est d’abord céleste, mystique, presque méditative. Puis le guitariste disperse quelques éclats cristallins sur lesquels le trompettiste dépose une mélodie qui pourrait s’inspirer de Bach. Au fur et à mesure, les musiciens fouillent d’autres aspects de l’improvisation, tantôt plus rudes, tantôt plus vaporeux pour nous emmener dans un univers plus abstrait. Superbe moment de créativité et d’écoute.

La jeune pianiste Marie Fikry méritait bien, elle aussi, la grande scène du chapiteau avec son projet Oriental Jazz qui a déjà séduit pas mal de monde depuis la sortie de l’album en 2018. Sensuelles et ondulantes, les compositions mêlent intimement la note bleue aux notes orientales. Un dosage subtil que les musiciens arrivent à révéler sans peine. Le jeu du percussionniste Simon Leleux coule dans celui de Fikry. Fil Caporali fait pleurer son archet, amenant ainsi un supplément d’émotion, alors que Daniel Jonkers assure, dans une frappe chatoyante, un tempo rassurant. Marie laisse parler les silences et donne de la place à ses amis, ce qui donne encore plus de relief et de luminosité à son toucher plein de délicatesse.

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Anne Wolf succède aussitôt sur la scène pour présenter son nouvel album (Danse avec les anges) à paraître chez Igloo en octobre. A son fidèle trio (Théo De Jong et Lionel Beuvens) elle a ajouté des cordes, celles de la violoncelliste Sigrid Vandenbogaerde. Une petite touche qui fait beaucoup. Anne Wolf aime les mélodies qui n’engendrent pas la mélancolie (même si l’on en perçoit une pointe sur « Petite pièce en faux mineur », petit bijou d’écriture). Dans sa musique, il y a toujours un rayon de soleil qui finit par poindre (« Légitime Désir », « Sixte, sept and Fun »). Cela lui permet de donner de l’espace, de faire circuler la musique, de donner de l’air. Alors, Théo en profite pour faire chanter et groover sa basse, et Sigrid de jouer les funambules entre esprit gipsy et musique de chambre. Optimiste, joyeux et swinguant et très convaincant.

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J’ai beau avoir déjà vu ce groupe Darrifourcq -Hermia-Florent, des dizaines de fois maintenant, je ne m’en lasse toujours pas. Ce n’est jamais pareil car il y a tellement de petits détails cachés que l’on redécouvre chaque fois la musique. La surprise est toujours au rendez-vous. De plus, cette fois-ci, c’est le contrebassiste français Joachim Florent qui prenait la place de Valentin Ceccaldi (bientôt papa !). Et cela donne encore un éclairage différent mais pas moins énergique au trio. On s’étonne toujours de la construction musicale de Sylvain Darrifourcq, utilisant tout ce qui lui passe sous la main pour bâtir des rythmes et des sons dans un jeu complexe et hyper précis. Manu Hermia, au ténor, se faufile, appuie, déchire, recolle, s’envole avec rage ou douceur. C’est de la folie pure. « On a brûlé la tarte », « Les flics de la police » ou « Du poil de la bête », ces thèmes décalés et pleins d’humour défilent et emportent tout sur leur passage. C’est toujours aussi fort et intense. Bien vite la prochaine.

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Et pour le final, Gaume Jazz avait misé sur un sacré feu d’artifice : Thomas de Pourquery et son Supersonic. La mise à feu est directe. Le démarrage est tonitruant et hyper puissant. Les cuivres hurlent, la basse gronde, la batterie crache. De Pourquery, de dos au public va haranguer ses partenaires, va les pousser avant de se planter devant le batteur. C’est comme s’il mettait de l’essence sur un incendie déjà en cours. Fort de ses hommages précédents à Sun Ra, le saxophoniste a gardé l’esprit et toute l’énergie dans ses compositions personnelles qui parlent autant de combats du bien contre le mal, d’amour universel que de brassages de sentiments et de de galopades intergalactiques déjantées. C’est éblouissant et électrisant. Alors, de Pourquery chante de sa voix de falseto le céleste «From Planet To Planet » pour calmer les ardeurs. C’est le calme avant une autre tempête. Frederick Galiay fait bourdonner sa basse électrique, Edward Perraud fait le show derrière ses fûts, se lève, frappe comme un fou, lâche ses baguettes. Quant aux souffleurs entourant le leader (Laurent Bardainne (ts) et Fabrice Martinez (t)) ils sont mis à contribution pour chanter et faire aussi chanter le public. C’est brut, c’est sauvage et jubilatoire. Supersonic souffle le chaud et le froid avec une force incroyable et une ligne directrice infaillible. On marche sur la ouate avec « Slow Down », on fricote avec le disco sur « Simple Forces», on participe à une chorégraphie absurde sur « Sons Of Love » et on joue au hard rocker avec « Give The Money Back ». Délire total, humour potache et énergie incontrôlable. En rappel, « Revolutions » clôt un fameux concert d’une édition totalement réussie du Gaume Jazz Festival, toujours aussi riche en surprises et en émotions.
Que du bonheur.

 

 

A+

Merci à ©Hugo Lefèvre pour les images.

 

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