Que se passe-t-il dans la tête d’un musicien qui s’installe, seul, devant un piano et une salle comble ?
Que se passe-il dans la tête du pianiste catalan Marco Mezquida, juste avant de poser les doigts sur le clavier ? Quel accord ? Quel tempo ?
Ce sont les premières notes qui comptent et qui vont entrainer la suite.
Alors tout dévale. Comme d’une source nouvelle qui jaillit d’on ne sait où, qui trouve un chemin, puis qui gonfle et devient une rivière, un torrent.
En improvisation solo, il ne faut jamais refaire ce que l’on sait faire ni ce que l’on a déjà fait. Il faut oser quitter la maison, ouvrir des portes, les fenêtre, balancer le toit. Avancer dans l’inconnu. Advienne que pourra.

Solo, c’est savoir diriger son bateau sur des courants nouveaux ou des tempêtes que l’on a créés.
Marco Mezquida, que la Jazz Station a eu la bonne idée d’inviter dans le cadre du River Jazz Festival 2022, malaxe le clavier, fait gronder le piano et lui invente de nouveaux sons. Il embarque tout avec lui. Puis il invente des rives plus calmes où il peut se laisser aller à l’introspection toujours ponctuée de contrepoints et de signaux qui le poussent à repartir. Tout se fait dans la nuance, entre force et douceur.
Sa première improvisation n’aura pas duré moins de quarante minutes. Et le voilà déjà reparti dans une seconde, très différente.
Il joue maintenant à l’intérieur du piano. Il frotte les cordes, en joue comme d’une guitare ou d’une harpe. Un thème se dessine, une mélodie s’engage. Les sentiments s’entrechoquent.
On est scotché. Pas besoin de demander au public de se taire, il est subjugué, aimanté, aphone.
Maintenant, Mezquida frappe les cordes avec des petites mailloches qu’il fait rebondir sur des mini cloches tibétaines accrochées au bras qui maintient relevé le couvercle du piano. Il étouffe les cordes, laisse s’échapper des chapelets de suites d’accords.
Quelles images traversent son esprit quand il accélère le tempo, quand il change soudainement de tonalité ? Quelles couleurs se mélangent dans son esprit ? Comment illuminent-elle son inconscient ? Comment nait cette mélodie soudaine ? D’où vient-elle ? Voilà plus de vingt minutes qu’il invente encore. Et quand on le croit à court d’idées, d’autres surgissent. Alors il joue de tout son corps (dos de la main, le coude, l’avant-bras) sur toute la largeur et la longueur du piano. Pas un moment de faiblesse.

Marco ne fera pas de pose. Mais avec son humour et sa gentillesse, il n’hésite pas à inviter le public à bouger, à aller se rafraichir au bar. On est en club. Entre nous. Alors, on y va, sur la pointe des pieds car le pianiste s’est déjà engagé dans une nouvelle improvisation, sur une chanson cette fois-ci : « Heart Of Glass » de Blondie. Saisissant et ludique. Et malin.
Il bloque quelques cordes, y glisse quelques papiers, maintient le tempo. Joue presque « rag »… mais pas que.
Puis il interprète « Letter For Milos » dédié à son tout jeune fils. De façon tendre et douce. Moment délicat, apaisé et plein d’amour. Aussi tendre soit-il, ce thème ne se laisse jamais surprendre par les poncifs. Marco retravaille toujours les formes et les couleurs…
Puis c’est le refrain de « With A Little Help From My Friend » que l’on devine et autour duquel il improvise. Les inflexions et les digressions vous inscrivent un sourire jusqu’aux oreilles.
Il pourrait jouer jusqu’au bout de la nuit.
Est-ce pour cela que, en rappel, lorsqu’il demande au public ce qu’il veut entendre, une voix propose « Round Midnight » ? Une autre « Let It Be » ?
Que choisir ? Marco va mélanger les deux. Et de quelle façon !
D’abord Monk, dans une approche très personnelle (il faut pouvoir se détacher de Monk et le respecter). Il tresse la mélodie avec quelques bribes du tube de McCartney. Les deux chansons se fondent admirablement. N’en font qu’une. L’équilibre est parfait. Et le final est pour le Beatle.
Ovation.

Que se passe-t-il dans la tête d’un musicien qui vient de tout donner.
Que reste-il dans son esprit après un tel concert ?
Garde-t-il autant d’histoires, d’étoiles et de souvenirs immatériels que nous ?
Va savoir.
A+
Merci à ©Roger Vantilt pour ses belles images
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