L’exercice du trio n’est jamais une mince affaire. Mais quand il touche au sublime, on a juste le droit de la fermer et d’écouter.
C’est ce qui s’est passé jeudi 10 février au Sounds
Le trio de Jacky Terrasson (avec Géraud Portal à la contrebasse et Lukmil Perez aux drums) y était pour trois soirs d’affilée.

Trois soirs de suite en club, c’est un rêve. Et cela n’arrive plus très souvent.
Cela permet aux musiciens de prendre pleinement possession du lieu, de s’y habituer, de jouer avec lui et avec son public.
J’y étais le premier soir.
Jacky Terrasson revenait d’une contrée lointaine, froide et désertique – la Laponie – et n’avait plus touché un piano depuis un bon bout de temps. L’envie était forte, très forte même et, comme il le dit lui-même, c’était une renaissance.
Les réflexes, on ne les oublie jamais, mais on les redécouvre. Alors, avec ce trio, on pouvait s’attendre à tout et surtout à l’inattendu.
Terrasson ne joue pas du piano, il joue avec le piano. Comme un chat joue avec une pelote de laine. Il joue aussi avec ses musiciens. Qui le connaissent bien et qui peuvent anticiper les réactions du pianiste qui, lui-même, s’amuse à essayer de les surprendre. Non pas pour les piéger, mais parce qu’une nouvelle idée jaillit sous ses doigts. Terrasson ne joue jamais deux fois les mêmes enchainements d’accords. Ne respire jamais deux fois de la même façon.
Ce qui impressionne d’emblée, c’est sa force à imposer le silence total dans la salle. Au départ d’un jeu hyper minimaliste, Jacky Terrasson va cueillir le public et l’emmène avec lui.

Ce soir, le trio s’empare de standards qu’il mélange à quelques compositions originales. En les combinant et les mixant entre elles, il dilue les frontières. C’est impressionnant et captivant. Rien, rien, rien, absolument rien n’est linéaire. Mais qu’est-ce que tout cela reste musical !
Écoutez les digressions sur « My Funny Valentine », par exemple ! Essayez de ne pas avoir l’air surpris ! Nul besoin de jouer toutes les notes, et certainement pas celles auxquelles on pourrait s’attendre. Écoutez les improvisations sur « The Call », en hommage à Ahmad Jamal et sa pulse unique ! Jacky Terrasson, s’amuse, rêve, donne quelques indications de la main, appuie d’un râle un accord ou l’autre, hésite à reposer les doigts sur clavier. Puis il étouffe les cordes du piano pour laisser Géraud Portal s’envoler sur un thème au bord de la bossa. Il plaque ensuite quelques accords puissants, pour rejoindre Lukmil Perez au jeu découpé, fin, tout en nuances et qui s’ingénie « simplement » (entre guillemets) à ponctuer les mouvements. Le batteur souligne, accompagne, sans s’imposer mais sans se cacher non plus.
Le jeu de Terrasson se veut parfois dissonant, comme pour déséquilibrer l’ensemble et pouvoir aussitôt repartir sur un autre tempo, un autre thème, une autre situation. Le trio joue avec le temps. Il le suspend. Et le public est en attente. Il balance la tête et bat du pied. Il remplit les blancs. Terrasson insiste, joue une note sur deux. Tout à l’économie. Tout dans le non-dit.

« Que reste -il de nos amours ? », « Over The Rainbow », « Smile », « Love For Sale »… tous ces thèmes sont évoqués, juste caressés du bout des doigts. Le temps de les avoir dans l’oreille, ils s’échappent, se transforment, s’évanouissent. Le trio croise « Don’t Stop ’til You Get Enough » de Michaël Jackson avec ce bon vieux « Caravan ». Et revoilà un peu de blues, un peu de « Summertime » ou de « La vie en rose »… Rien n’est commun. C’est comme si l’on reconnaissait ces thèmes sans jamais les avoir rencontré.
Grand moment. Belle leçon. Le bonheur existe, il était au Sounds, c’était le trio de Jacky Terrasson.
A+
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