Jazzques écoute – Février 2021

La livraison du mois (on dira février, juste pour s’y retrouver).

Les coups de cœur Jazzques publiés sur la page Instagram. Juste ici : Instagram Jazzques.

Tellement subtil et élégant – et tellement discret aussi – Fred Hersch a failli passer entre les mailles de mon filet. Voilà pourtant un bon moment que cet album est sorti et que je ne cesse de l’écouter et de le re-écouter à différents moments de la journée ou de la nuit, par temps chauds, froids ou brumeux. Parce que c’est toujours un ravissement qui vous fait partir ailleurs. Parce que c’est aussi un disque qui provoque un pincement au cœur et qui vous serre parfois la gorge.Début avril de l’année dernière, le pianiste s’est retrouvé, comme tout le monde, confiné chez lui. Dans sa seconde résidence toute en bois, construire presque spécialement pour son Steinway, loin de New York, il en a profité pour jouer. Seul. Comme pour s’isoler encore plus… Mais en partageant quand même – car la musique c’est du partage – chaque jour sur Facebook une improvisation. Poussé par Benoit Delbecq et quelques autres, à en faire un album, Fred Hersch s’est alors penché sur des standards de jazz qui l’ont accompagnés (parfois sans le savoir) toute sa vie, ou des thèmes pop (Joni Mitchell, The Beatles) à l’époque où cette musique était, comme il le dit, « encore un peu sophistiquée ».
Avec détachement, fébrilité et pudeur, mais aussi avec un plaisir évident, il a laissé courir ses mains sur le clavier au gré de l’humeur que ces morceaux lui inspiraient. Lyrique sur « Consolation », mélancolique sur « All I Want », poétique sur « The Water Is Wide », presque en stride sur « After You’ve Gone » ou désinvolte et amusé sur « Get Out Of Town » ou « When I’m Sixty Four ». Que du bonheur. Près d’une heure de musique hors du temps, une heure de magie, de sincérité et de tendresse qui font presque tout oublier.

J’avoue. J’avais été très séduit par le précédent album de Laurent Bonnot (« Black Lion », en sextette)… et je n’avais pas eu le temps d’en parler. Je me rattrape avec son dernier disque,« Songs for Oscar », enregistré en quartette cette fois avec, ni plus ni moins, Ramon Lopez, Gueorgui Kornazov et Marc Copland.
Laurent Bonnot est un bassiste électrique qui a pas mal roulé sa bosse dans le rock pop avant d’arriver au jazz. Il a aussi fait du violon et de la guitare. Et c’est peut-être cela que l’on perçoit dans sa façon de jouer : une finesse mélodique et harmonique qui imprègnent ses compositions originales (« He Sang A Misty Song », « Brief Thought », …) et même la reprise, singulière, de « Autumn Leaves ». La basse ne se contente donc vraiment pas de sceller un groove ou de cimenter la pulse. Bien entendu, c’est souvent le trombone (et quel trombone !) qui domine l’ensemble. Kornazov sait se faire entendre et prendre des libertés très inspirées (l’intro de « Somewhere In June », entre autres) avant de se remettre au service du groupe et des mélodies. Et quand ces dernières sont magnifiées par Marc Copland, on aurait tort de ne pas laisser la parole au pianiste américain. Son toucher est inventif, alerte et sensible. Brillant comme un diamant au cœur de pierres sombres. Un délice. Ajouter à cet ensemble très complice le jeu coloré du batteur espagnol Ramon Lopez et vous obtenez l’essentiel d’un jazz actuel, élégant et inaltérable.

La meilleure façon d’écouter un disque de free jazz, c’est de commencer par le début. Ça parait évident. Mais c’est ma théorie pour comprendre, suivre et me laisser surprendre en prenant un pied pas possible. Encore faut-il, bien entendu, que les musiciens s’entendent, se parlent, échangent, construisent, déconstruisent, doutent, se perdent, se relancent, se retrouvent…
Hé bien, avec « Square Talks », l’album du quintette de Paul Van Gysegem, c’est ce qui se passe. Et c’est jouissif !
Commençons donc par le début. Le contrebassiste de 85 ans (qui a été l’un des pionniers, à la grande époque, de cette musique en Belgique) lance les premières notes sur lesquelles rebondit son vieux complice, le trompettiste Patrick De Groote. Viennent ensuite les rejoindre Cel Overberghe (autre monument) au sax rageur ou au soprano nerveux et pincé, puis Marek Patrman aux drums et l’intenable pianiste Erik Vermeulen, plus inspiré que jamais. Ça éclate de partout !
Enregistré live au JazzCase à Pelt, le quintette déroule les compositions spontanées et les improvisations aussi incandescentes qu’improbables avec une verve étonnante. Rien ne peut arrêter ces cinq-là ! Les idées – pas aussi abstraites qu’on pourrait l’imaginer – se succèdent les unes aux autres. Chaque morceau, aux titres évocateurs, – de « Haak » à « Melancholia (for Joske) » (le plus « jazz » de tous) en passant par « Brisk », « Shouts » ou « On The Edges » – se construisent en direct. Création instantanée ! Liberté ! Transe !
Et l’on termine par l’explosif « Square Talks » où tout est (encore plus) permis !
Cet album, témoin d’une fougue indestructible, vous prend aux tripes du début à la fin ! Et c’est extraordinaire !

Voilà un disque de musiques du monde. Entendez par-là une musique qui fait fi des frontières, plutôt que celle venue d’une région particulière du globe. Normal, Jean-Marie Machado est un homme du monde (franco-portugais-italo-espagnol) qui, ayant passé son enfance au Maroc, brasse les cultures avec un naturel confondant. Dans ce dernier album (il en a une bonne vingtaine derrière lui), le pianiste s’est retourné sur son passé, s’est recentré, s’est débarrassé du superflu comme pour en assumer plus pleinement encore sa personnalité. Mieux qu’un recueil d’anciennes et de nouvelles compositions, Majakka est une photographie de l’instant dans son parcours musical. On retrouve autour de lui Jean-Charles Richard au sax baryton, à la flûte ou au soprano (merveilleux sur « Um Vento Leve », entre autres), le percussionniste Keyvan Chemirani (dont le jeu léger et inventif au Zarb ajoute une couleur singulière) et Vincent Segal au violoncelle grave et ondulant (dans « La Lune dans la Lumière », particulièrement). Chaque morceau charrie son lot de nostalgie, de bonheur furtif, de danse, de liberté et de mélancolie aussi. Le phrasé du pianiste, fluide et lyrique, se mélange parfois aux sons d’un piano préparé qui rappelle la harpe ou le cymbalum (sur le solaire « Bolinha » par exemple). Si « Gallop Impulse » a le parfum de l’enfance, de l’insouciance et des rêves à réaliser, « La mer des pluies » se fait plus sombre et introspectif. Quant à « Emoção de Alegria », il se mue vite en une danse débridée que l’on ferait autour d’un grand feu dans le désert d’où s’élèverait dans le ciel sombre, immense et infini, des milliers d’éclats de braises rougeoyantes. Jean-Marie Machado est un amoureux des mélodies qui entretiennent le mystère, celles qui ne s’offrent pas tout de suite mais qui préfèrent se laisser désirer. Et dans ce brassage d’influences culturelles se dessine un phare (celui de la pochette, le Majakka comme on le nomme en finnois), allégorie qui colle parfaitement au parcours et à l’état d’esprit actuel du pianiste.

Mais que s’est-il passé en 1898 ? Cette année-là, comme des milliers d’émigrants suédois, l’arrière grand-mère de Paul Jarret quitte sa terre natale, traverse l’Atlantique et accoste aux États-Unis. Cette vieille histoire – qui résonne de façon très contemporaine, même si les migrants actuels passent un peu au second plan depuis qu’un certain Covid a pris tout l’espace – le guitariste franco-suédois nous la raconte au travers d’une musique très dépouillée, laissant beaucoup de place à la réflexion, au vide, aux doutes, aux silences, au recueillement et aux regrets peut-être. Cette année-là, Emma (c’est le nom de la l’arrière grand-mère et le titre de l’album) transporte avec elle le peu de choses qu’elle possède et laisse derrière elle sa jeunesse…
Dans le long et introductif « Sjutton år », les airs folkloriques suédois flottent, comme une plainte dans le vent, sous les doigts d’Éléonore Billy à la Nyckelharpa (sorte de vielle suédoise). La guitare discrète (de Jarret), la contrebasse sourde (d’Étienne Renard) et surtout la voix spectrale de Hannah Tolf entretiennent l’esprit tourmenté. Ces airs ancestraux – bourrés de nostalgie, aux paroles souvent glaçantes – sont disséminés tout au long du disque, mélangés aux sensations, aux mélodies cotonneuses et aux soupirs. La traversée est anxieuse (« The Crossing ») et l’arrivée douloureuse (« Amerikavisan »). Avec « Svart Bröd » et « Kanon », ça sent la débrouille, l’accueil absent, la misère et la faim qui tenaille. On frôle parfois le soundscape qui évoque le craquement de la coque d’un bateau de fortune, le claquement des voiles sous le gros temps, les cordes qui se frottent les unes aux autres, des bols et couverts en fer blanc qui se renversent et s’entrechoquent. On se laisse prendre par cette musique évocatrice, ces histoires racontées et chantées dans cette langue du nord – pleine de diphtongues étranges – mais aussi dans un français incertain, tâtonnant, fragile et touchant. Plus qu’un recueil de mélodies oubliées, Emma est un hommage poignant à ceux et celles qui cherchent une vie meilleure. Et l’on n’en sort pas totalement indemne.

Pascale Elia a déjà bourlingué aux quatre coins du monde (Europe, Los Angeles, New York ou Tokyo), a chanté avec quelques belles pointures, mais n’a sorti que très peu de disques sous son nom. De retour en Belgique depuis peu, elle a formé un nouveau quartette (Tony Pancella (p), Henning Sieveerts (cb) et Matthias Gmelin (dm)) et vient de publier un tout nouvel album, «And Still We Dream», enregistré à Munich (décidément, elle ne tient pas en place !). Pascale Élia est, à n’en pas douter, une chanteuse de jazz. Une chanteuse qui n’a pas peur de se frotter à la tradition et qui a appris son métier et affiné son style sur scène. Et cela s’entend. Elle échange, jauge, s’amuse, se fond dans le groupe avant de reprendre le lead. Elle entretient la flamme du jazz et souffle sur les braises toujours vives de standards tels que « There Is No Greater Love », « Dolphin Dance » et autres « Invitation », en y ajoutant sa touche personnelle. Sans jamais verser dans l’excès ni les acrobaties inutiles, elle swingue et groove. La voix est suave, un peu trainante et légèrement pincée, ce qui la rend irrésistiblement sensuelle. Entre ballades (« I’ve Grown Accustomed To Your Face », « The Island ») et morceaux plus enlevés (« Dream Dancing » ou « I’m Old Fashion » très joliment revisité, avec accents soul pop et chœurs compris), le dosage est parfait pour vous donner des frissons, vous mettre de bonne humeur ou vous donner envie de vous trémousser. La générosité y est aussi bien présente de par les espaces laissés aux solos inspirés du contrebassiste (très touchant à l’archet aussi) et les interventions au piano de Tony Pancella, aussi ardentes que tendres (sur « There’s A Small Hotel » ou « It’s All Right With Me » par exemples). Et puis, il faut aussi noter ce « Ugly Beauty » de Monk, sur les paroles de Carmen McRae (« And Still We Dream »), qui referme, avec beaucoup d’élégance et de retenue, un bien agréable disque de… jazz.

A très vite pour la suite.

A+

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